Fin de journée

Il est tard et nous fermons la boutique. De toutes facons, il n'y aura plus de client aujourd'hui. Je me tourne vers Leana et lui dis

- Demain il faudra que je parte la matiné pour refaire le stock, sinon, après demain on aura plus rien à vendre. Je te laisserai faire l'ouverture. Je partirai avec les chevaux, tu diras aux clients qu'on ne pourra livrer que le lendemain, sauf si ca te semble vraiment important, alors je ferai la livraison en rentrant.

Leana leva les yeux de la table à couture. Elle venait de finir l'ourlet de la robe de soirée violette qu'elle avait commencée la semaine d'avant. Une jolie robe, d'une couleur originale, et portable par toutes les bourgeoises de la ville. Elle allait partir vite, c'était une certitude.

-D'accord, pense aussi à prendre des clous et du cirage. On n'en a plus.

Leana sourit dans la pénombre : sa famille avait toujours été commerçante, de père en fils, mais les filles devaient se marier, et être oisives comme il sied aux filles de bonne famille. C'était un truc de paysan de faire travailler les femmes. Mais elle n'était jamais entrée dans les cadres imposés. Surtout si le cadre s'appelait Piotr. Ce magasin, c'était sa vie, et une vie réussie, contre toute attente. Pouvoir être heureux, c'est un droit, non?

- Ok, je ramènerai tout ca, et peut être plus, on verra bien, selon mon humeur.

Quand je vais chez mes forunisseurs, je trouve souvent de nouvelles idées et je ramène donc souvent plus que ce que je pars chercher à l'origine.
Je regarde plus attentivement le travail de ma soeur et dis.

- C'est vraiment chouette cette robe.

La soleil est tombé et je propose à Leana

- Tu as besoin d'un peu de lumière ?

-Non, ça va, j'ai fini. Elle est prête pour la vente.

Leana la plaça devant elle et se mit à côté de la bougie. Puis elle tourna pour faire voler les volants et mettre en valeur le tissu qui, indubitablement, comme tout ce qui se trouvait dans cette boutique, était de très bonne qualité.
Puis elle posa la question qui lui brûlait les lèvres constamment:

-Tu as eu des nouvelles de Kalinka?

Kalinka était la soeur de Leana et Serguei. Elle avait décidé de ne plus jamais avoir de contacts avec Leana depuis le jour où elle avait envoyé balader Piotr. Elle estimait qu'elle avait déshonnoré la famille. Les deux jeunes filles, qui s'entendaient à merveille depuis la naissance de Leana (Kalinka avait 30 ans, dix de plus que Leana, qui était la plus jeune de la famille) ne s'étaient pas écrit depuis le départ de Leana. Et même si Leana ne regrettait pas son choix, elle regrettait la réaction de Kalinka. Mais force était de constater que ça lui était de plus en plus égal. Réagit-on comme ça quand on veut le bonheur de sa soeur? Elle en venait à se demander à quel point Kalinka était jalouse de son courage, elle qui était mariée à un rustre qu'elle n'aimait pas et avec lequel elle avait déjà quatre enfants, et un cinquième à venir, aux dernières nouvelles.

- Elle est vraiment parfaite. Tu as un talent certain pour les robes.

Ah, je dois dire que cette question, je m'y attendais, mais elle me prend de cours tout de même.

- Oui, j'en ai eu il n'y a pas longtemps, mais que veux-tu, sa situation ne peut s'améliorer que d'une facon.

Et la seule facon pour que ca s'arrange, c'était que Milos meurt, sinon, tant que ce ne sera pas le cas, elle sera enfermé dans cette vie ridicule.

Leana hocha la tête, triste malgré tout que sa soeur s'enferme dans le silence. Pourtant, au fond d'elle-même, elle devait bien reconnaitre que c'était Leana qui avait raison! Qu'elle aurait s'échapper, elle aussi, quand il en était encore temps. Mais elle n'avait pas voulu aller contre la volonté de leurs parents, et elle en payait le prix fort aujourd'hui. Quel gâchis... Renoncer au bonheur de toute une vie pour de vieux principes ridicules!

-Et encore... Avec cinq enfants sur les bras... Tu sais comment s'appelle le dernier? Ou la dernière...

Quand elle y pensait, la nuit, seule dans son lit, Leana se prenait à rêver qu'un beau jour, Kalinka arriverait à Saint Pétersbourg avec ses cinq enfants et qu'alors, elle vivrait heureuse. C'était possible, tout à fait possible. Si elle même l'avait fait, Kalinka pourrait le faire. Mais le lendemain matin au soleil de la journée, elle réalisait que ce rêve était impossible. Franchement impossible. Kalinka n'avait ni son caractère ni sa liberté...

- Le dernier s'appelle Boris, le premier garcon de la troupe, et certainement le dernier je dois dire.

En effet, une rumeur m'était parvenue et apparemment, Milos serait malade, donc tout espoir n'est pas mort.

- Elle sait que tu avais raison, elle le sait mais elle refuse de véritablement l'admettre. Ca voudrait dire trop de chose. Ca voudrait dire qu'elle a raté sa vie.

Et admettre ca doit être impossible.

-Mais ce n'est pas parce qu'on n'admet pas les choses qu'elles n'existent pas. Elle a raté sa vie. Son crétin de mari est un ivrogne incapable d'autre chose que de boire de la vodka et de courir les jupons des prostituées. Si elle appelle ça ne pas déshonnorer la famille...

Leana s'en voulait d'être si dure avec sa soeur, mais le sujet était encore trop douloureux.

-Pourquoi, le dernier? Tu as des informations supplémentaires? Son ivrogne de mari se serait noyé dans la vodka?

Et quand on connaissait Kalinka et son horreur des scandales... Il lui en avait fait subir, Milos. Elle ne devait même plus oser sortir pour aller au marché. La vie de débauche qu'il menait ne devait pas être secrète dans une ville aussi bavarde que Moscou.

Kalinka

- Disons qu'elle déshonore la famille d'une autre facon que toi.

Je souris.

- Parce que elle ce n'est pas sa faute mais toi, au moins, tu as eu le courage de tes opinions. J'ai entendu dire que Milos est malade, peut-être qu'il va enfin pouvoir la laisser vivre, et même si elle a cinq enfant, c'est toujours mieux que cinq enfant plus lui.

-Malade, tiens tiens... Oui, s'il pouvait en crever... Mais n'y comptes pas, ce type est constamment malade et il s'en remet toujours. C'est un alcoolique fini, et il faut croire que l'alcool conserve, ça doit désinfecter, ou quelque chose comme ça...

Leana avait tant rêvé de liberté pour sa soeur qu'elle n'y croyait plus. Et puis avec 5 enfants, est-on libre? Plus qu'avec un ivrogne en plus, c'était certain, mais tout de même... Leana voulait bien croire qu'elle les aimait, ses enfants, mais enfin, cinq! C'était une condamnation à vie. Kalinka avait toujours aimé les enfants, eh bien elle était servie. Trop, c'était certain. Et elle se remit à rêver qu'un jour peut-être Kalinka... Elle secoua la tête pour ne plus penser à ce bonheur qui s'évanouissait toujours, au petit matin.

-Bon, je vais bouchonner les chevaux, il faut qu'ils soient forme demain. Je vais rajouter du fourage aux rations.

Elle adorait les chevaux, depuis toute petite, et les deux traits qu'ils avaient étaient adorables. Elle les montait tous les jours, pour entretenir leur forme musculaire et les détendre. Le chien leva la tête lorsqu'elle se leva et la suivit jusqu'à la porte.

-Reste à l'intérieur, tu vas te salir les pattes.

Elle referma la porte derrière elle, ayant pris soin de s'enrubanner dans un châle avant d'aller afronter la nuit.

- Oui, c'est vrai mais gardons espoir, il n'est pas immortel et beaucoup plus vieux qu'elle, avec un peu de chance cette fois ci sera la bonne.

Je l'espère pour Kalinka, elle pourrait enfin partir, et surement viendrait elle ici, à Saint Petersbourg, histoire de changer de paysage, mais après, qui sait.

Leana entra dans l'écurie de Vassili et Yargan. Les deux chevaux de trait hennirent. Ils adoraient avoir de la visite. Tous deux se collèrent à la porte de leurs box : ils adoraient Leana. C'était toujours elle qui s'en occupait et qui les montait. Elle les aimait beaucoup et aurait bien passé la journée à s'en occuper. Elle prit le seau qui servait de ration et le remplit pour en redonner une à chaque cheval. Il fallait qu'ils tiennent toute la journée du lendemain. Puis elle entreprit de lustrer les deux chevaux: ils étaient l'image de marque du magasin, où qu'ils aillent. Elle démèla les deux crinières, les deux queues et enduisit les sabots de graisse. Les deux chevaux étaient ravis de cette attention nocturne et se laissaient faire avec leur bonhommie habituelle.

-Bonne nuit, tous les deux. Demain, c'est une grosse journée qui vous attend.

Puis elle sortit, laissant les deux chevaux et rentra dans la boutique.

-C'est fait, demain matin tu peux prendre les chevaux comme ça, avec un juste un petit pansage. Si tu veux, je m'en chargerai. J'ai graissé les sabots. Ca me fait penser, il faudrait que tu reprennes de la graisse pour cuirs, on va en manquer.

Elle caressa la tête de Volodia qui remuait la queue comme s'il ne l'avait pas vue depuis deux jours. très affectueux ce chien, malgré ses aïeux chasseurs de loups. Sa gentillesse apparente ne devait pas faire oublier sa pugncité et sa cruauté lorsqu'il le fallait. Une fois, un cambrioleur s'était introduit dans la boutique et heureusement qu'elle et Serguei étaient vite descendus: une minute de plus, et Volodia réduisait l'homme en chair à pâtée.

-Tu crois qu'elle viendra ici?

Elle se rendit compte que sa pensée n'était peut-être pas limpide telle quelle:

-Kalinka, s'il meurt.

- Je le ferai, je partirai tôt, je te laisserai dormir.

De la graisse pour cuir ?

- J'en avais pas fait un stock la dernière fois ? Bon, de toutes facons, ce n'est pas un problème, j'en reprends, il n'y a pas de soucis.

J'adore notre chien, c'est certainement la créature la plus affectueuse du monde, au moins avec les personnes qu'elle connait, avec les autres, je veux dire ceux qui ne nous veulent pas du bien, à Léana et à moi, c'est une autre histoire mais on ne va pas s'en plaindre de toutes facons.

- Ici ou ailleurs. J'espère qu'elle viendra ici, mais elle pourrait très bien partir à Irkousk où Wladiwostok. En tous cas, ce qui est sur, c'est qu'elle ne restera pas à Moscou. Si le cas se présente, je lui en parlerai.

Leana hocha la tête: oui, Kalinka avait d'autres possibilités que de venir ici, à Saint Pétersbourg. Mais elle espérait qu'elle reconnaîtrait son erreur et déciderait de retrouver son frère et sa soeur. Il y avait de la place pour six de plus!
Elle embrassa du regard la grande pièce aux milliers de marchandises: des denrées alimentaires, des cosmétiques rares, des robes, des chemises, des pantalons, des accessoires pour chevaux, ... De tout, de bonne qualité et à tous les prix. Pas étonnant que la caverne soit toujours pleine.
Elle jeta un dernier regard à l'extérieur avant de fermer les volets. Des rues étroites, pavées et vides qui sentent le froid et la nuit. Et au loin, le rat d'égout, illuminé et plein de clients, à cette heure de la nuit. Leana adorait cette ville et ses recoins, le jour, la nuit, c'était une ville extraordinaire, la ville de la liberté.

- Tu feras attention à Yargan quand tu l'attelleras, j'ai remarqué qu'il avait tendance à dérober à gauche. Il doit avoir une mini plaie. Il faudrait lui mettre un fourreau de sangle.

Leana savait que Serguei avait l'habitude, mais elle ne voulait pas qu'il perde de temps, elle savait que sa journée allait être longue, autant ménager ses forces. Elle avait monté Yargan le matin même et lui qui était toujours si docile avait sursauté à chaque fois que son talon avait touché son flanc gauche.

- Ca bat son plein, au rat d'égout.

- Merci de me prévenir, ca me fera gagner du temps comme ca. Et peut-être que je trouverai un produit miracle chez l'un des fournisseur, ce serait bien, mais je n'y crois pas trop.

Ah, le rat d'égout, d'un côté ca n'a rien d'étonnant, Denis est un homme charmant.

- Comme bien souvent dans cette période de l'année. Denis est le seul à remplir comme ca, tous les soirs, et certains ont bien envie de l'assassiner, mais il est beaucoup trop puissant pour. Denis est devenu une véritable institution dans la ville.

Leana éclata de rire:

-C'est vrai, c'est persona non grata pour certains envieux! Mais il faut reconnaître que son bar est le plus côté de la ville. Et le personnage y est pour beaucoup, les filles aussi, naturellement. Et la vodka! Tout ce qu'un russe adore: de la vodka et des filles qui ont des yeux de papillon et des étoiles en guise de vêtements! Il a tout compris, Denis!

Leana n'était pas de celles qui plissaient le nez devant le rat d'égout, ou devant le patron ou les prostituées. Elle les trouvait tous et toutes fort sympathiques. Elle discutait souvent avec Bijou et Paradis, depuis qu'elle était arrivée. Et Denis venait souvent acheter des robes ou des bricoles à la boutique. C'était un homme décidé, qui savait bien mener un commerce. Elle souriait parfois en voyant passer ses dames devant le bar clos. Le nez retroussé, un mouchoir devant, la robe tenue bien haute comme pour ne pas la souiller aux mauvaises moeurs qui transpiraient du lieu, les yeux détournés. Le plus drôle, c'était les hommes, les bourgeois gros et gras, qui les accompagnaient. Ils se forçaient à être de l'avis de leur femme, réprouvant haut et fort un tel lieu de perdition, alors qu'ils jetaient des regards furtifs pour appercevoir le chignon d'une prostituée.
Ces observations, derrière la fenêtre de la boutique, la distrayaient beaucoup. Tant d'hypocrisie pour un lieu qui, malgré les dires de certains, n'avait rien de diabolique. Il était tout simplement humain. Mais l'humanité doit faire peur.

- Il a tellement tout compris qu'il vient se fournir chez nous, ca prouve que c'es un homme de bon sens.

J'éclate de rire, c'est vrai que toutes les personnes de bon sens viennent se forunir ici lorsqu'elles sont à Saint Petersbourg.

- Enfin, toutes, non, on n'a encore jamais vu quelqu'un du palais franchir cette porte, un jour peut-être auront nous cette chance. Ce serait la cerise sur le gateau.

Leana fit la moue: les nobles, elle se méfiait. Ils étaient toujours prompts à acheter mais ne payaient jamais, croyant sûrement, dans leur rêves les plus fous, que leur haut rang payait suffisamment pour qu'ils n'aient pas, en plus, à rajouter de la monnaie. Qu'ils se détrompent, la gloire ne paye pas les factures.

-Moui, je préfère des bourgeois qui payent, si tu vois ce que je veux dire. Mais enfin, j'imagine que oui, ce serait la consécration. La preuve en image que nous ne vendons que le meilleur. Mais je pense qu'ils ont d'autres fournisseurs, bien plus élégants que nous. Plus chers aussi sûrement.

Elle hocha la tête. De leur fenêtre, au loin, ils voyaient le palais. Un très joli palais peuplé très sûrement des jolies dames et des élégants messieurs qui passaient, au grand galop, à travers la ville. Ces gens là n'avaient pas les pieds sur terre. Ils vivent en haut de leur coline, les yeux rivés sur le ciel.

- C'est vrai qu'avec notre clientèle actuelle nous sommes sur d'être payé, mais j'aimerai vraiment qu'on soit reconnu par la Cour, ce serait plus honorifique qu'autre chose mais on aurait réussi là où nos parents ont échoué. Ce serait parfait, et ils verront que nous avions raison tous les deux.

-Ils ne verront rien du tout, Serguei, notre réputation ne va pas jusqu'à Moscou, et je te signale que nous sommes les enfants maudits, de toute façon. Moi parce que je n'ai pas épousé le sinistre vieillard qu'on me proposait, toi parce que tu m'as encouragée à partir et que tu m'as permis de venir avec toi. Mais tu as raison pour la reconnaissance: personne ne pourra contester que nous faisons partie des incontournables à Saint Pétersbourg. Ca nous assurera peut-être d'autres clients.

Elle sourit:

-Au moins, Saint Pétersbourg est moins guindée que Moscou. C'est peut-être aussi la présence de la noblesse, qui sait? Ils sont moins traditionnalistes que les bourgeois qui hantent Moscou. Plus originaux peut-être, parce qu'ils n'ont rien à prouver à personne. Ils sont au sommet, de toutes façons.

- Notre réputation grandira, tu verras. Je ne dis pas que c'est de vitale importance, loin de là même mais il est vrai que ca me ferait tout de même plaisir. Saint Petersbourg est la ville de la débauche par rapport à Moscou et je dois dire que c'est exactement la ville qu'il me fallait.

En effet, à Saint Petersbourg, j'ai l'impression de vraiment vivre, ce qui ne m'était jamais arrivé du temps où j'étais à Moscou.

Leana se fit la réflexion que Saint Pétersbourg était effectivement une ville de débauche: des hommes et des prostituées, et elle, au milieu. Et Roksana aussi. Elle aimait bien Roksana, libre comme l'air avec son loup et son canari.

-Tu as raison sûrement. Et à Moscou, j'aurais du épouser Piotr. Alors finalement, je préfère la débauche!

Elle sourit en soufflant la bougie de sa table à couture: elle ne menait pas vraiment une vie de débauche, et elle aurait même pu prétendre au titre de bonne soeur tant elle était sage, elle qui, autrefois, à Moscou, était plutôt... Comment dire... Libre. Elle en avait fait courir, des garçons, et ça l'amusait beaucoup. Mais depuis Piotr, elle se terrait à Saint Pétersbourg, ne sortant que seule, évitant les hommes. C'était comme si cette histoire lui avait montré les dangers cachées. Elle n'avait pas peur, mais elle restait prudente. Il n'était plus temps de faire les 400 coups.