se perdre avant de retrouver son chemin

Ermolai avait choisi le labyrinthe en connaissance de cause. Il savait que pour se retrouver, il fallait se perdre carrément, ne pas essayer de ménager la chèvre et le chou mais foncer tête baissée dans la mauvaise direction. Et c'était ce qu'il avait décidé de faire, pour de vrai, physiquement. C'était un homme d'action avant tout.
Ces derniers temps, tout avait été flou et vague, indéfini, effrayant. Et en tant que chef des armées, il avait du réagir, au coup par coup, sans prendre le temps de réfléchir. Et c'était seulement maintenant, après le déluge, qu'il se rendait compte qu'il s'était noyé. Il fallait qu'il reprenne pied, mais ce n'était pas simple. On fait les choses parce qu'elles s'imposent dans les temps de tourmente, mais après? Plus rien ne s'impose, et il faut revenir à la vie. Ce qui était plus facile à dire qu'à faire. Alors il allait le faire: se perdre pour se retrouver.

Le labyrinthe est un lieu sacré pour moi, il me rappellera toujours pleins de choses de ma vie. Et bien qu'il soit immense on y croise toujours quelqu'un.
Après un quart d'heure de balade, je vois enfin quelqu'un au bout d'une allée qui marche dans le même sens que moi. Cet homme, je le reconnaitrais parmi des milliers, on a partagé tellement de chose ensemble, des choses fortes et terribles. Ermolai était mon supérieur quand j'étais encore militaire de terrain, mais depuis, mon statut à changer et je suis devenu un espion de choix pour l'Empire.
Je rattrape rapidement Ermolai.

- Hey, Ermolai, tu fais quoi ici ?

Je réfléchis très vite et rectifie.

- Je sais c'est une question stupide.

Je ris, que peut on faire dans un labyrinthe à part se perdre et se ballader ?

Ermolai avait reconnu le pas pressé de Vlad, son accolyte de toujours. Il voulait être seul, mais sa solitude acceptait Vlad, bien entendu. Ils avaient vécu trop de choses ensemble, certaines terribles, d'autres parfaitement heureuses. Ce que la vie réserve, en somme. Il se retourna et sourit:

-Je réfléchis. Mon esprit est plus embrouillé encore que les allées de ce labyrinthe. J'ai besoin de faire le ménage pour y voir clair. Tu comprends ça?

Il n'était pas un habitué des prises de tête, et pourtant, il fallait reconnaître que ces derniers temps, il en vaait eu plus qu'à son tour, du vague à l'âme. La mort du tsar, il ne l'attendait pas de si tôt. Et même s'il adorait Artur et le servirait jusqu'à sa mort, il lui fallait du temps, du temps pour oublier, pour vivre à nouveau, et remplir ce trou qui s'étalait dans son coeur.

J'écoute ce qu'il me dit, et me rends compte que finalement, lui et moi, on n'a jamais été si différent.

- Ces questions, c'est celles que je me suis posée avant de demander à changer de service. Je me suis posé toutes sortes de questions, et pas que des utiles, mais c'était important, après tout ce que j'avais vécu, ce qu'on avait vécu même, et j'ai choisi ma voie après une longue réflexion, je suis sur qu'au final tes conclusions seront les meilleures.

Je fais une pause histoire de reprendre un peu mon souffle.

- La seule chose qu'il faille c'est se laisser du temps.

-Je sais, laisser du temps au temps pour qu'il fasse effet. Qu'il apaise les idées noires. Mais en attendant, j'essaye d'y voir clair, de comprendre ce qui m'arrive. Tu vois, il y en a eu trop d'un coup et ma tête ne suis plus. Et avec cet ambassadeur d'Espagne qui arrive, je suis loin d'être détendu. Tu as des infos sur lui? Qui pourraient nous être utiles si jamais...

- Oui, j'ai bien sur recueilli quelques informations sur lui et je peux dire que ces ambitions ne sont pas bien claires. Bien sur, comme beaucoup notre pays l'intéresse ca c'est l'information officielle, mais de quelle facon il l'intéresse, personne ne le sait. J'ai bien mes suppositions mais ce ne sont que des suppositions, justement.

Je le regarde, l'air grave.

- Mon ami, tout doit être parfait dans sa réception, sa venue ici est je pense pour voir si la Russie reste grande malgrè toutes les épreuves qu'elle a traversé. Si elle se montre sous un très grand jour alors il ne tentera rien contre nous et nous n'aurons pas à mener une guerre de plus que nous ne pourrons supporter, dans le cas contraire, tu sais ce qui nous attend.

Je marque une nouvelle pause.

- Sur le trajet du retour, j'ai réfléchi, assez longtemps. La garde impériale doit sortir le grand jeu, elle devra être au complet pour la réception, pour lui montrer que la Russie garde une armée merveilleuse, même si tu sais aussi bien que moi que tout n'est pas parfait. Ensuite, le repas, nous serons jugé sur le repas également. C'est très important. Il ne sera pas là seul, il viendra avec un homme de main qui était déjà venu ici, le seigneur Vasquez, tu t'en rappelle ? Lui sera essentiellement là pour fouiner, et il faudra l'en empêcher. Si nous impressionnons cet ambassadeur, alors notre pays l'intéressera pour commercer uniquement, après libre à Artur de faire son choix, sinon, il faudra être fort.

Seigneur Vasquez

Ermolai hocha la tête: c'était bien ce qu'il craignait, deux espions du Royaume d'Espagne. Du temps de Nikolai, ils ne se seraient pas permis. Jamais. Et s'ils croyaient qu'ils pouvaient se le permettre avec Artur, ils se trompaient lourdement. L'Empire russe restait un empire fort et inattaquable.

-Bon, je vois. Je connais le segnor Vasquez, je l'ai rencontré une fois en France. Une vraie fouine, tu as raison. Il va falloir être vigilants. Et ne pas les lâcher d'une semelle. Sous prétexte de les accompagner pour leur tenir compagnie, il faudra les surveiller nuits et jours. Il ne faut pas qu'ils arrivent à savoir quoi que ce soit. Je crains qu'ils ne viennent en repérage pour savoir si une guerre est possible. Tout devra être parfait. Il faut leur en mettre plein la vue. Il nous faut des spectacles, il nous faut des banquets et il nous faut des soldats.

Ermolai se dit que repartir au combat contre l'ambassadeur était une bonne alternative à la déprime. Finalement, il était bien plus à l'aise dans l'action que dans la réflexion. Et de l'action, il allait y en avoir, pour sûr...

- Donc tes soldats, il les faut prêt à faire une démonstration militaire. Une comme personne n'en a jamais vu. Il faudra que je passe voir notre fournisseur d'arme pour qu'il nous prépare des feux d'artifices pour la réception et je crois que Stepan se débrouillera très bien dans les cuisines.

Nous n'avons guère le choix, nous devons être parfait.

- Si tu as besoin de moi dans tes militaires, je suis à ta disposition, mais juste pour la démonstration, je risque d'avoir pas mal de travail.

-Je pense que tu es le seul à pouvoir filer notre ami Vasquez. Il ne faudra pas le lâcher d'une semelle, vraiment, qu'il se sente observé sans cesse. On ne les a que comme ça, par les terreurs, ces rapaces. Pour ce qui est de la démonstration militaire, ne t'inquiète pas, elle sera grandiose, j'y veille! Les chevaux lustés, les hommes impeccables et la parade parfaite, sans un sabot qui dépasse. Tout n'est qu'apparences dans ce bas monde, c'est une évidence une et entière.

Ermolai réfléchit une seconde puis demanda:

-Tu me présenterais ton pro des armes, qu'on se fasse une collection rutillante et toute neuve. Il nous faut des sabres et des épées qui ont moins vécu...

Et en effet, si Ermolai ne se serait séparé pour rien au monde de son épée, il devait reconnaitre qu'elle avait vécu des printemps plus glorieux. Elle était toujours aussi efficace, mais moins jolie, plus terne, après les litres de sang qu'elle avait vu couler.

- Vasquez n'aura pas une seconde de répis, mais il ne saura pas qui l'observe, je connais Saint Petersbourg mieux que quiconque et je connais toutes les planques. Je t'emmènerai avec moi chez mon armateur, le lieu peut sembler bien peu commode mais il est génial. Je te fais confiance pour la réception, tu as l'habitude de toutes facons.

-Pourquoi est-ce que je serais surpris par ton armateur? Où exerce-t-il? Saint Pétersbourg? Tiens, ce qui me fait penser qu'il faudra nous fournir en graisse pour cuirs. Du matériel rutilant, c'est un premier pas pour impressionner ces espagnols, fanatiques, à ce qu'on m'a dit, de corridas à cheval. Il parait qu'ils envoient leurs plus beaux spécimens, se fichant bien de les faire tuer par le taureau. Pratique plus que barbare, si tu veux mon avis... Mais enfin, il parait que ce sont des fêtes splendides et je refuse que notre "fête" le soit moins que ces amusements populaires.

- Lui ne te surprendra peut-être pas, surement pas même, c'est juste le lieu qu'il occupe pour ceux qui ne savent pas. En fait, il travaille à la librairie, à la seule différence que la librairie n'occupe qu'une toute petite partie et sert de couverture pour sa réelle activité qui est de procurer des armes à celui qui est bien informé. Tu verras, il est parfait.

Ermolai éclata de rire:

-J'adore Saint Pétersbourg. En apparences, tu y trouves le palais, la culture, les livres. Et si tu sais où chercher, elle te découvre un visage bien moins policé, bien moins civilisé. C'est la ville aux deux facettes. Pile la culture, face les armes. C'est un mirage cette ville, un lion qui de loin, ressemble à un chat.

Et c'était la raison pour laquelle, lui, l'apatride, n'aurait quitté Saint Pétersbourg pour rien au monde. Sa vie était là. Lui même se faisait parfois l'impression d'être cette ville mystérieuse: un côté froid et calme apparent, et à l'intérieur, un volcan. Un volcan caché prudemment depuis des années, mais qui éclatait parfois, laissant ses témoins carbonisés. C'était le volcan qui ressortait toujours lors des guerres. Et bien qu'il soit ministre, il se jetait au milieu de la bataille, comme le premier des soldats.

- Tu vois, je te l'avais dit que c'était assez incroyable. Je l'ai fait venir de Transylvanie quand je m'y suis rendu et on s'était mis d'accord sur ca. Tu veux qu'on y aille quand ?

-Je crois que le plus tôt sera le mieux. L'ambassadeur arrive dans quelques jours et il faut que les armes soient toutes parfaites pour cette date. Les armes, ça impressionne toujours l'ennemi, il se demande si les siennes sont aussi bien. L'essentiel étant qu'il réponde par la négative, évidemment. Tu peux me le présenter quand?

- Après le repas, ca te va ? Avant je risque d'avoir du mal, j'ai pas mal de choses à faire, on part ensemble juste après avoir mangé, disons une heure, c'est bon ?

-Ca me va parfaitement. On ira faire du repérage. Si ça me plait, je commanderai. Est-ce qu'il livre? Parce que je me vois mal me ramener en chariot dans un librairie... Ca paraitrait louche, et si nous avons besoin d'impressionner l'ambassadeur, il n'est peut-être pas bon que la population soit informée de son arrivée. Il faut que tout soit calme. Ordinaire. Surtout pas de vagues.

Il s'était déjà entendu prononcer cette phrase, lors du remariage du tsar, et l'époque qui avait suivi avait été pleine de vagues. Il espérait que cette fois, tout se passerait bien.

- Les galeries souterraines partent de juste derrière la libraire, on fera tout transiter par là, ce sera le plus simple je pense. Et elles sortent au niveau des jardins de la Tsarine si je me souviens bien.

Ermolai acquiesca:

-Tu as raison, ce sera moins visible. Il faudra s'y prendre la nuit. Je ne voudrais pas choquer ces dames.

Il pensait tout particulièrement aux pintades qui hantaient le palais et qui frissonnaient à la vue d'une arme. Comme si les empires se gardaient tous seuls. Ca le faisait rire d'entendre ces dames repousser l'usage des armes. Les soldats, ces brutes sans cervelles, ces gueux qui ne méritent pas leur solde! Il se pliait en deux pour ne pas éclater de rire et répondre avec ironie: "Vous avez raison, mesdames, c'est avec des mouchoirs en dentelle ciselé qu'on repousse l'ennemi". Elles n'avaient aucun sens des réalités. Il leur fallait bien des soldats si elles voulaient continuer à vivre libres et riches.

- On lui en parle cette après midi, et il les finira sans doute pour demain soir, ca t'irait ? Il travaille vite et bien. Tu seras convaincu, c'est moi qui l'ai choisi donc c'est forcément un très bon.

Je souris, mais je suis sur de ce que je dis, c'est lui qui me fournit depuis que je l'ai ramené.

- Il travaille seul, évidemment, et personne ne doit savoir pour le double casque.

-Je resterai coi. C'est bien, c'est décidé alors, tout en discrétion. Je vais essayer de préparer un carroussel, dans le peu de jours qui nous est imparti... Il faut que notre entrée à cheval soit exceptionnelle. Kirill est déjà prêt, il se cabre sur demande et il maîtrise les pirouettes au galop. Il faut qu'on retravaille la révérence, mais ça ira. Il faut juste que je prévois les autres chevaux, en parallèle. Quelque chose comme un ballet équestre, tu vois le genre? Pour impessionner ces tueurs de taureaux.

- Oui, une sorte de grand défilé militaire, j'aime beaucoup l'idée des chevaux, je suis sur que ce sera parfait. Bon, si je veux être prêt pour cette après midi, il va falloir que je parte d'ici peu. Mais il est vrai que ces espagnols sont barbares quand ils s'y mettent, mais ils peuvent également être très raffinés tu sais.

Ermolai sourit:

-Je sais, je sais bien! Je réagis comme ça par patriotisme, j'imagine! En fait, je veux les impressionner sur un terrain qu'ils maitrisent bien. Ils excellent dans l'art du dressage. Leurs chevaux ont une élégance plus que raffinée. Mais j'ose espérer que Kirill aussi, et qu'on en imposera. Nous n'avons pas le choix pour garantir la paix.

Ermolai se frotta les temps: être ministre de la guerre et général en chef des armées, ce n'était pas de tout repos. Il se dit que parfois, il aimerait bien avoir des vacances. Mais jamais un ministre du tsar ne peut abandonner ses fonctions, jamais. Il est toujours là au poste. Nuits et jours, été comme hiver, quand on a besoin de lui. Et Ermolai secoua la tête, ça ne lui déplaisait pas, de vivre comme ça. Il devait faire partie de cette race d'hommes que les sibériens appellent les "grands loups blancs", sauvages, intrépides et dévoués jusqu'à la mort au chef de leur meute.

- Bien que Kirill soit une teigne avec tout le monde, à toi, il t'obéit au doigt et à l'oeil, ce qui est, je dois dire, d'autant plus impressionnant. Je ne doute pas de nos capacités pour les impressionner là où ils se croient supérieur, et ainsi, si tu réussis, c'est tout bon pour nous. Tu sais ce qu'il te reste à faire.

C'est la première fois que je ne participe pas directement à ce genre de réunion et je dois dire que le sentiment qui m'habite en ce moment est assez étrange.

Ermolai hocha la tête:

-Ca va me faire drôle, de ne plus t'avoir à côté de moi... Mais les choses changent, n'est-ce pas? Et c'est sûrement mieux comme ça...

Ermolai savait que plus rien ne serait jamais comme avant. Trop de choses avaient été boulversées et les arrangements qui avaient suivis étaient innévitables. Regrettables parfois, comme le départ de Vlad, mais innévitables.